©Nicolas Guéguen
©Nicolas Guéguen

                                        Tonton Armand

 

De nuit, face à la rivière au-delà de laquelle les tours, maîtresses endormies, régentent les hésitantes existences. Chaque immeuble est une histoire à dormir debout, chaque néon est un appel, une étoile à nier ou à saluer. Sur la gauche, quelques maisons résistent, mais déjà, je crois les confondre avec un passé mort de peur. Vite, je reviens à la rivière, cherche à m’y couler, trouver ce qui en elle vaut la peine que je m’y attarde autrement que s’il s’agissait d’une eau diurne. Je songe à la crasse invisible, emballages que l’on aura préféré jeter plutôt que de les déposer dans une poubelle pleine de ces riens nous rappelant à nos pitoyables addictions. C’est une raison évidente. D’autres (les meilleures) ont la planque plus tenace. À défaut de mieux, je serais presque tenté de les classer dans le panier réservé à l’ineffable. Seulement, religieux comme pas deux, j’ai fait vœu de persévérance. Alors, il me faut creuser, non pour trouver, mais pour me donner du nouveau, ne pas me coucher sur un à-peu-près indigne d’un authentique chercheur. La poésie, celle qui n’est pas l’une de ces affreuses poses reproduisant une parodie de vie, la poésie vraie, disons, est une enquête sur soi et son rapport au monde réel et rêvé. C’est pour cela que jamais je ne pourrai me sortir d’affaire en employant des formules dépourvues d’un esprit idoine. En l’espèce, il n’est question que d’eau et de nuit. Penché sur le problème, je tente de rendre les couleurs, leur donner une chance d’immuabilité, viser la nuance des formes et de l’intensité lumineuse. Limité par ma technique, excédé par la pauvreté et la désuétude du dictionnaire que je porte en mon cerveau, j’abandonne aussitôt. Il faut que je me recentre sur le senti... à moins que je ne me laisse aller aux libres associations censées en savoir plus long que celui que j’ai le tort de confondre avec moi-même ? Et si j’écrivais la réflexion d’une rivière ? Je pourrais parler d’un homme (disons que je serais cet homme !) se découvrant à travers les impressions que ladite rivière (et notamment son caractère spéculaire) suscite en lui. Ou mieux ! Beaucoup mieux, et surtout moins con : l’histoire d’une humanité défunte revenant sur les lieux de son existence afin de se faire son propre procès… Pas un amas de chairs se nettoyant les souvenirs ou rejouant l’éternel jeu, Juste un échantillon non représentatif qu’aucun journaliste sérieux n’a jamais cru bon de sonder. Un rattrapage, en somme, histoire de récrire l’Histoire en y mettant du sel et des odeurs à peine croyables. Éviter de verser dans les extrêmes (plèbe ou élite). S’interdire aussi le pathétique juste-milieu. Miser tout simplement sur la vie des rejetés, des hors bouffonnerie, hors catégories qu’aucun salon n’a eu l’honneur de recevoir. À ce propos, saviez-vous que les meilleurs d’entre eux sont invisibles et que si par hasard, après leur avoir mis la main dessus, vous les exposiez aux regards de la masse, ils finiraient, du point de vue général, par ressembler à n’importe quel imbécile ? De quoi hésiter à se lancer dans le bain ou à jeter en pâture l’incroyable type qu’est votre voisin ! Le mien vit à une bonne heure de chez moi ! Son âme, elle, ne se trouve qu’à un pas, flottant plus près du niveau des subtiles sensations que de celui des simples réflexions. Si un jour vous avez la chance de le rencontrer et qu’il vous prend l’envie de lui demander l’heure, vous le verrez à coup sûr consulter sa montre sans chercher à répondre à votre question. J’attribue cette attitude à sa paranoïa (que d’aucuns nomment avec emphase doute philosophique). J’attribue pour me donner du courage et masquer mon désarroi. En fait, tout cela me réjouit et me trouble à la fois. Du coup, je me vois contraint de passer à un autre exemple : celui des bonjours que je reçois sans qu’il me les ait lancés ! Ça, c’est pour les fois où nous nous accoudons à sa table, détruisant le monde, décortiquant les détails d’un impressionnant tableau...

 

Maintenant, il faut que je vous décrive son apparence d’homme trop homme. D’abord l’allure, voûtée, Ensuite la démarche, assez lente pour pouvoir être décomposée en mouvements quantifiables… impression de puissance, néanmoins, comme si le boxeur dormait en attendant qu’un crétin ose lui porter le premier coup. Si l’individu a conscience de dormir, il sait par ailleurs que ma présence a pour objectif de l’amener sur d’autres rives tout aussi charmantes. Un malin, en somme, devenu calculateur à force d’avoir été l’objet de malhonnêtes manoeuvres. C’est décidé, cet homme sera désormais mon oncle et je l’appellerai tonton Armand ! Armand, comme vous l’avez peut-être deviné, est féru de peinture. Parfois, il s’imagine possédé par l’esprit de Van Gogh, alors il sort le matos. En deux, trois heures il vous refait le monde à sa façon. Un ciel comme jamais, des regards comme nuls autres débordent du visage et parfois même du cadre ! J’adore cette touchante nonchalance qui n’est pas une banale maladresse, mais un désespoir en couleur. Puisque telle iconoclastie ne se rapproche en rien de ce qui habituellement reçoit les faciles louanges, nombreux sont les médisants. À tous ces connards de salon, j’envoie mes plus verts glaviots ! Ces animaux ne font rien pour redonner force à une humanité devenue tellement pâle à force de s’être photocopiée de génération en génération. Leurs yeux fixés dans la direction d’une inacceptable beauté ne verront jamais autre chose que son contour malodorant et dérangeant que, sans chercher à sentir, ils qualifieront d’Horrible ou que, d’une pirouette censée ménager la susceptibilité d’un homme éminemment vulnérable, ils jugeront marrant. Comme une blague ? Un clin d’œil facile ? Une grimace censée faire rire le tout-venant, alors que notre homme ne tend qu’à s’adresser à ses sujets favoris, ses regrettés trépassés, ses naïves heures défuntes et, peut-être aussi, à son neveu, le vrai, pas moi, mais celui qui pour la première fois me conduisit à son atelier. Malheureusement, on trouve plus commode et l’on est surtout incapable de voir en lui autre chose qu’un idiot apathique tel qu’il n’en existe, à l’état pur, que dans les cervelles étriquées des imbéciles infatués paradant sur la place publique. Mais laissons l’homme à son monde, fixons la rivière sur la page, mettons-y encore un peu de cet orangé paisiblement apocalyptique, de ces reflets protéiformes contenant tous les temps de l’existence, toutes les évanescences de chairs, d’émotions et d’illusions, tentons un dernier regard fugace et pénétrant, prophétique et dédaigneux, un regard d’adieu précoce, un autre vol, irréel comme une image mentale que l’on se sentirait coupable de monopoliser et qu’en dernier ressort on finirait, pris de remords, par exhaler avec minutie. 

 

                                              AG