Rien qu'un sale nègre !

© Nicolas Guéguen
© Nicolas Guéguen

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Dedans, c'était marre ! Vraiment plus supportable ! Alors, tout en secouant les poils de mon derrière, j'ai dit : « allez, un peu de courage, mec ! » Ensuite, pour la première fois de la semaine, j'ai ouvert la porte de mon pas-beaucoup-de-mètres-carrés. C'était jeudi moins quelques secondes et franchement je commençais à ne plus y croire. Deux heures plus tôt, j'avais tapé du front sur le coin de la table. Mais comme ça n'avait voulu ni saigner ni enfler, j'avais compris que pour les urgences c'était râpé. N'ayant pas d'autre plan en vue et pas un brin de volonté, je m'étais vu poursuivre encore et encore ce désespérant face à face avec moi-même. Seulement, un truc avait dû s'enclencher là-haut dans ma tête pas possible, un truc qui faute de me pousser à m'ouvrir les veines me jeta à l'eau. L'expression peut sembler banale, passe-partout, sauf que pour moi qui n'aie jamais su vraiment nager, elle est vachement significative. Car, si l'idée de l'eau m'attire autant qu'elle me fait flipper, il en va exactement de même pour celle du dehors. Donc, après avoir collé l'oreille à la porte pour m'assurer que personne ne traînait dans le couloir, je me suis lancé. Oh merde, tout drôle que ça m'a fait ! Sans attendre, j'ai été servi en sueurs chaudes, froides, puis tièdes. Et je ne parle pas de la tête qui sentit son heure venir, tensions, vertiges, compressions et toute la systématique panoplie symptomatique... Pas se décourager. Se dire que tout n'est qu'une question d'autosuggestion... N'empêche, j'ai eu bien du mal à me retenir de faire demi-tour.

 

     Heureusement, une fois dans ma caisse, j'ai tout oublié. Pas une première. Juste un moment rare. Un répit. Instant de grâce (à mon niveau). C'était comme si la possibilité de croiser un être humain ou de devoir entrer, de quelque façon que ce soit, en contact avec lui, ne me faisait plus rien. Mieux, j'étais soudainement si conscient de mes frustrations et notamment de ma terrible incapacité à affirmer mon être profond autrement qu'à travers des délires oniriques, que je me mis à désirer une violente et définitive confrontation. Peut-être qu'effectivement une bonne bagarre m'aurait fait du bien ? Le top aurait été, pensai-je alors, de me prendre une bonne raclée et de m'en sortir avec une douleur assez vive et durable. J'y réfléchis un bon moment, intensément, les yeux fermés, me mettant en situation par un état de transe si puissant que je finis par sentir mes pieds se poser sur l'échiquier d'une défaite souhaitée... Je ne tardai pas à jouir mentalement des conséquences de ma supposée humiliation... Ce n'étaient pas deux ou trois, mais des milliers de bras qui me réglaient mon compte. À n'y rien comprendre ! J'étais un jouet que des inconscients maltraitaient, mais quel soulagement c'était ! Des ricanements, une caresse, et prends ça dans la gueule, chien ! Oh oui, et maintenant piétinez-moi, s'il vous plaît ! Quel monde orgiaque que ce paradis de douleurs mille fois méritées ! Et par bonheur, ça reprit de plus belle. Désormais, on me crachait même à la face, si bien que je me mis à briller de mille sécrétions glaireuses. Arrivé à un tel sommet de volupté, je ne demandais plus qu'une chose : que l'on m'ignifuge à l'aide de l'une de ces jolies torches qu'utilisent les cracheurs de feu. Mais hélas, même les rêves éveillés ont leurs limites. Cela je le compris à partir du moment où le contrôle de mon cinéma interne se mit à m'échapper. Des images de repentir, de pitié et de réconciliation se mirent à troubler mon scénario. Ces enfoireurs s'excusaient, me relevaient, m'essuyaient, sortaient les trousses de premiers soins en se demandant ce qui avait bien pu leur passer par la tête. Trop pour moi ! Plutôt que de chercher à rétablir de l'ordre et de la haine dans cette histoire à la tournure par trop hollywoodienne, je préférai encore ouvrir les yeux. Non de Néant, ce que j'étais rage et fiel ! Il me fallait réagir ! Démarrer cette putain de bagnole, envoyer une musique bien démente, foncer et voir ce qui adviendrait... Le premier que je croise, me dis-je, aura affaire à moi et à mon pare-chocs ! Boom, que ça va faire ! Pas à douter... Quant à ma soi-disant gentillesse et ma foutue et légendaire magnanimité, elles n'ont qu'à aller se faire mettre bien au fond ! Ceux qui me prennent pour un clown souriant et gentiment timide vont enfin comprendre ce qui peut parfois se cacher derrière les masques construits d'une seule pièce ! Ainsi, puisque je m'étais à plusieurs reprises montré incapable de me faire réellement mal, je me mis, pénétrant à toutes bringues la solitaire nuit, en quête d'une autre victime.

 

     Un piéton traversait justement la route. C'était jouable. À condition de ne pas traîner, je pouvais à l'aise me le taper. Du bon Heavy Metal dans les baffles, les bras tendus vers le volant, le pied au plancher, j'avais vraiment le sentiment de personnifier la caricature du cinglé prêt à frapper l'innocence. Cette idée ne tarda pas à me gonfler d'audace en même temps qu'elle me vidait de toute conscience. En gros, j'étais ailleurs, du côté des inconscientes pulsions, prêt à passer à l'acte. Sans hésiter, je fonçai droit sur la silhouette. Je souriais, fronçais les sourcils, ricanais, sûr que j'étais d'être dans le vrai, en route vers une jouissance directe, facile et naturelle. Juste avant l'instant ultime, comme pour donner encore plus d'altitude et d'impalpabilité à mon extase, je fermai les yeux. Seulement, rien ne se produisit. Pas de choc, pas une trace de sang sur le pare-brise...

 

     Ce n'est qu'après avoir fait demi-tour et constaté qu'aucun corps ne gisait sur la route que je compris que je l'avais manqué. Bizarrement, cette pensée eut le don de me rasséréner pour un court moment. Car, après tout, l'essentiel n'était-il pas que j'aillasse au bout de ma démarche, de mon intention, en me soumettant à cette curieuse pulsion qui en savait plus qu'elle n'y paraissait ?

 

     Je repris ma route, tranquillement, réfléchissant à ce qui venait d'arriver et plus encore à ce qui aurait pu arriver. Un peu plus et je me retrouvais en taule pour une petite éternité. La bonne affaire. Sûrement pas pire que ma vie de reclus. En prison au moins, il n'est nullement besoin, pour payer bouffe et loyer, de bosser comme un chien, un esclave, un nègre, disons-le clairement, enfermé à créer des chefs-d'œuvre dont d'autres s'approprient sans remords la paternité. Des clients fidèles, remarque, que ces fils de putes adeptes du subjonctif, de l'humour sérieux, du simple et du profond, de l'esprit du temps et des machins intemporels... En même temps, il vaudrait mieux pour eux. Drôle que ça leur ferait, à ces ambitieux sans talent, s'ils devaient changer de fournisseur. Leurs bons points, ils n'auraient plus qu'à se les carrer au péteux ! Et la critique, je dis pas la tête surprise et emmerdée qu'elle ferait en perdant ses bons vieux repères. Pas facile de changer d'habitude, de revoir ses adjectifs, de chercher à donner une vraie opinion, à évaluer les réelles qualités sans trop se mouiller... Et les lecteurs ? Essentiellement des merdes interchangeables, des buveurs de soupe qui ne font guère la différence entre l'authentique et sa pitoyable copie... Quant aux autres « écrivains », pas les prétentieux réclamant du laurier, non, je parle de ceux pour qui j'écris au kilomètre d'incroyables quantités de nullités qui s'assument. Ceux-là sont tranquillement réalistes. Pour eux, moi ou un autre, c'est itou. Les clichés et les phrases toutes faites, qui constituent la substance de ces ouvrages populaires, sont des petits bâtards ineptes ne demandant qu'à sortir de leur case. En toutes circonstances, malade ou ivre, affamé ou repu, pas besoin de me creuser pour en envoyer des rafales. Le reste, c'est-à-dire l'intrigue et le plan suivant lequel celle-ci se déroule, n'est qu'histoire de calque, de formule. Pourquoi ne le feraient-ils pas eux-mêmes, alors, me demanderez-vous ? Oh, dans leur cas, ce n'est qu'une question d'agenda, autrement dit un manque de temps, voire d'intérêt pour la chose. Et pourtant, dans le lot, y'a des bons, des qui pourraient à l'aise, et mieux que moi, mais que ça emmerde. J'irai même plus loin en évoquant le cas d'un type, un meurtrier dont je n'ai eu aucun mal à écrire l'autobiographie, puisqu'il en avait torché lui-même, comme ça, mine de crayon, une remarquable ébauche. Car, ce mec qui possédait un vrai talent, un sens de la dérision, un génie de la narration à se poiler, un style rare et quasi inné, refusait soit de s'en rendre compte, soit de le cultiver pleinement. Résultat : c'est à moi qu'avait échu la facile (une fois n'est pas coutume) tâche de rentrer son travail dans le correcteur d'orthographe et d'y passer un vague coup de vernis. Enfin, anecdote mise à part, j'en avais plus que marre de cette vie ingrate et stérile. Ce que je voulais désormais, c'était sortir au grand jour, montrer ma drôle de face, ma pittoresque gueule de taré, assumer mes névroses et mon talent, cracher, dégueuler celui-ci, jusqu'à en dégoûter le monde de ne pas avoir su m'accepter plus tôt ! Pas facile dans mon cas. Une véritable épreuve, pour tout dire, que de devoir faire fi de la peur des autres et de l'horrible image que l'on a de soi. Et si ce n'était que cela... à la limite... Mais le pire est ce manque de confiance concernant le fond de mon prétendu talent. Car, il ne faut pas me prendre au pied de la lettre lorsque j'évoque un prétendu génie résidant en moi, le but de ce genre de propos n'est que de gonfler artificiellement, stupidement et vulgairement, un ego sous-dimensionné. En vérité, s'il m'arrive effectivement d'écrire des bouquins pour d'autres et notamment pour des gens célèbres, c'est bien la seule chose que je sache faire. Je suis persuadé, sans chercher à vous flatter (pas mon genre), que vous pourriez en faire autant. Déficients mentaux et charlots mis à part, je suis convaincu que n'importe quel être sensible et réellement motivé peut faire un écrivain honorable. Un génie, sûrement pas ! Autant de chance que de pêcher un saumon avec sa bite ! Un mec qui, grâce à un style conventionnel, réussit à se faire comprendre, ça c'est donné, la balade je vous dis, aussi facile (mais plus long) que d'apprendre à conduire un trois tonnes. J'en connais un comme ça qui se fait des couilles en or. Objectivement, c'est un nul, pas de style, peu de sensibilité, des tournures éculées, une trame et des rebondissements hollywoodiens... Seulement, c'est ça que veut le bon peuple coprophage : de la grosse merde bien dégoulinante !

 

     Bon ! Désolé de nous perdre dans ces digressions. Reprenons ce putain de récit ! Donc, y'a moi dans ma caisse et y'en a marre. Pour l'instant, je n'ai tué personne, mais ça a bien failli. Souvenez-vous aussi qu'il fait nuit et que sinon je n'aurais peut-être pas réussi à mettre le nez dehors (rapport à ma tronche voyante de laideur). Voilà ! On y est ! De retour dans la voiture ! Je viens de baisser le volume de la musique pour ne pas trop enflammer mes réflexions. D'une main je conduis, de l'autre je prends la température de mon front cahoteux. Soudain, une vraie et bonne idée de vengeance me vient : et si je balançais tous ces faux-culs, ces fainéants paradeurs, ces sales baiseurs de putes, ces béotiens passant leur temps à se composer des rôles à la con ? Des preuves, j'en ai pléthore, suffirait que je ressorte toutes les disquettes et manuscrits originaux, sans parler de la correspondance que j'entretiens depuis bientôt dix ans avec ces frimeurs faussement décontractés. N'importe quel canard, sérieux ou pas, serait prêt à payer cher pour des révélations quelque peu documentées. Et tant qu'à faire, je pourrais peut-être même faire monter les prix, vu les quelques prosateurs célèbres qu'il y a dans le lot... Qu'est-ce que j'ai à perdre ? Des clients ? Autant dire des ingrats s'engraissant sur mon dos... En même temps, je me demande s'ils n'ont pas fini, à force de s'approprier mon talent, par le confondre avec le leur. Ainsi, je ne serais pas surpris de les entendre, à l'unisson et en toute bonne foi, balancer une défense du genre : « évidemment que nous connaissons ce type, c'est un correcteur auquel nous recourons de temps à autre, un type bizarre, mais efficace, un spécialiste de l'orthographe... Comprenez, avec toutes ces idées géniales qui nous assaillent, nous n'avons pas toujours le temps de nous relire... Nous pensons, après réflexion, qu'il a dû finir par virer un peu fou à force de vivre seul. En outre, nous avons ouï dire qu'il était depuis longtemps frustré de ne posséder lui-même aucun talent propre. Ceci expliquant cela... Ah oui, nous allions oublier un détail : on dit, mais nous n'avons pas encore vérifié, on dit qu'il ferait partie d'une secte prônant la torture des existentialistes et de leurs héritiers !» Voyez le genre des types ? Leur état d'esprit ? Pas de quoi paniquer pourtant. Au contraire, garder son calme. Montrer qu'on n'est pas si fou et bam ! en remettre une couche bien sévère, prouver cartes irréfutables sur table, improviser devant le monde entier des ouvrages inédits, des aventures, des pensées, à la manière de X ou de T, histoire de montrer la facilité qu'on a à... Bien faire comprendre qu'il s'agit de notre nature géniale, pas un truc courant, non, plutôt une sorte de science de l'improvisation ! Et pour pas que ces crétins confondent la démonstration avec une espèce de singerie théâtrale, achever la meute, pour le coup déjà blême de stupéfaction ! Comment ? Mille manières, dix mille nuances, cent mille fantasmes usés à force d'avoir déambulé dans la grande case noire de mon esprit ! Cependant, une seule en ce moment m'obsède par sa transparence à faire trembler tous les filouteurs cravatés sévissant de par le monde. Le coup final ! La mort par humiliation, autrement dit : la mortification. Dans mon rêve éveillé la magie se déroule ainsi : compte à rebours, roulement de tambours, les danseuses s'agitent, mouillent leurs justaucorps à paillettes, braquage de caméra sur myself, murmure angoissé du public, vesses qui se retiennent de peur d'exercer une influence néfaste et, enfin... Et enfin, j'ouvre la bouche. Seulement, rien n'en sort. Pas un pet ! Attendre ! Je préfère ! Telle est ma jouissive tactique dotée de jolies promesses. Attendre qu'il y en ait un qui craque et avoue tout ! Inévitable, en raison de la peur de la peur, celle-là même qui favorise ulcères et infarctus. D'autant que dans leur sympathique meute unie en cet instant noir, ils ne sont plus très frais. D'ailleurs, si je devais me mouiller, je parierais sur un gros pas vraiment vieillard, mais un brin tremblotant. Cet historien mystificateur, ce bouffeur de crapauds m'inspire carrément confiance tant l'émotion le fige. Je le joue donc gagnant ! Si j'ai vu juste et que celui-ci s'écroule, derrière ça devrait suivre de près. Par exemple ce faux cool binoclé avec son sourire se voulant ironique et intelligent, cet incapable téméraire fier d'exhiber ses manières bourgeoises inconscientes d'elles-mêmes, lui que je soupçonne d'être en bisbille avec son coiffeur et de mèche avec une milliardaire marque de dentifrice, ce sympathique lycéen septuplant sa term S n'est, à mon avis, pas aussi solide qu'il paraît l'être. Je le joue placé ! Comme on me dit qu'il me faut en choisir un troisième et comme n'ayant rien à perdre je n'ai pas peur de me jeter à la flotte, sans hésiter je désigne un partouzeur quand même bien branleur ! Ce réac qui s'entraîne depuis bientôt cinquante ans à croire à ses propres discours en les enrobant d'entrain fera parfaitement l'affaire. À cet âge un rien vous déstabilise le métabolisme et hop ! plus qu'à appeler monsieur le curé avec son encensoir ! Voilà donc pour mes favoris. Et si tout se passe bien, derrière ça devrait suivre en cascade, comme avec des quilles... Toute la profession à terre... enfin, seulement les faux, les truands, ceux dont l'absence de conscience dispense de remords... parce que les autres, les rares, les vrais, enfermés qu'ils sont dans leur tête ou dans leur piaule, oeuvrant à se ruiner ce qu'il leur reste de santé, ceux-là n'ont que faire de la cérémonie à laquelle je ne les ai de toute façon pas conviés. Pour le reste, c'est-à-dire la majorité, la meute avide de tout ce qui se monnaye, la surprise risque de faire mal. Imaginez mon silence. Voyez ma bouche ouverte à toutes révélations, toutes tortures. Hésitant sur la marche à suivre. Se tâtant les idées. Résultat : une succession d'attaques, contagion de crises irréversibles, spasmes et étouffements... Je les imagine très bien, dans la panique, s'étranglant mutuellement et balançant entre deux ahans ou trois baffes, des machins du genre : « Je savais, bande d'enculés, qu'un jour ça finirait mal ; une seule plume, un seul homme assumant la production des trente écrivains les plus médiatisés de tout le pays... En plus, on le connaît ce type, y'a qu'à le voir ! Regardez-le, fagoté comme un clodo, blanc comme un linge ; c'est un vrai malade ! Je vous l'avais dit qu'il fallait se méfier de cette cérémonie, que c'était un piège, un enterrement organisé avec des pourris de journalistes, mais non, personne ne m'a cru... Hé, mais cette salope a essayé de me mettre sur la gueule ! Espèce de garce, prends ça plutôt, c'est de la part du vieux gâteux ! » Et s'il en reste en vie après ça, s'ils n'ont pas tous succombé au choc de ma subtile attaque ou s'ils mettent trop longtemps à finir de s'entretuer, là seulement je consentirai à lancer ma botte ultime. Je demanderai le silence. À nouveaux les projos m'illumineront. Le réalisateur exigera un gros plan sur ma face de farce. Les danseuses referont leur apparition, avec grâce et légèreté, sur le bout des doigts ! Je les remercierai pour tant de promptitude et de discrétion. Un clin d'œil aussi, peut-être, histoire de voir leurs blanches dents. Ensuite, en finir ! Tuer les derniers doutes. Pour cela, se relever les manches, qu'ils voient, ces enfoireurs, ce que m'ont coûté ces dix années d'esclavage ! Mes cicatrices à faire peur ! Le prix de mes névroses ! Une par manuscrit ! Un livre égale un coup de lame bien profond ! Cinquante par bras ! Bien alignées ! En rang, à la manière d'un travail fort rigoureux, d'une sacrée application à matérialiser la frustration, la souffrance cachée, le besoin de communiquer avec un monde haï ! Alors, les voyez-vous ces survivants se pissant dessus de stupeur ? Moi, je fais plus que les imaginer, car je sens l'odeur de leur urine et rien, pas même le dégoût, ne peux m'empêcher de rire de l'ignorance qu'ils ont de la profondeur de ma démarche. Salement supérieur ? Dangereusement ! Follement ! C'est ainsi que je souhaite être perçu. Un peu de terreur par-dessus tout ça, et hop ! en terminer pour de vrai : explosion, applaudissements des téléspectateurs, dernière pirouette des danseuses et au revoir.

 

     Satisfait de ce film (en dépit de sa fin quelque peu bâclée), je me laissai griser par une réalité devenue du coup presque supportable : et que je te musique, et que je te tape des doubles croches sur le volant ! Sans perdre le rythme, je m'arrêtai au feu rouge, près d'une caisse peuplée de vieux machins fagotés comme pour aller au bal. De gauche à droite, ma tête continuait à se balancer. Je plissais le front, chantais sans faire semblant, bref, me laissais aller à. Une des vioques assises à l'arrière me montra du doigt. Et ça rigola tout seul, naturellement, comme n'importe quel autre animal dans leur genre l'eût fait en la circonstance. Leurs faces vilaines de méchanceté apeurée se collèrent à la vitre. Deux mâles devant. Trois femelles derrière. Tous en bout de course, prêts à tout pour se marrer une dernière fois. « Mieux qu'au zoo », disait l'une, tandis que l'autre sortait son appareil photo. Je crois d'ailleurs que c'est le flash qui me stoppa net dans mon élan. Molles devinrent mes ailes. Les cacher, il fallait, avant qu'on ne cherche à me les piquer. C'est même ma personne entière que je voulais planquer tant j'avais honte. PAS DE QUOI, essayai-je de me convaincre, REGARDE LES DANS LES YEUX AFIN DE CERNER LEUR RIDICULE. REGARDE LES, QU'ILS COMPRENNENT QU'ILS N'ONT PAS AFFAIRE À N'IMPORTE QUI ! Mais le feu passa au vert ; ils décolèrent... Paralysé par la haine, je restai sur place. Seulement, là-haut ça cogitait à fond : rapide, dense, confus, mon esprit en appelait à une réaction à laquelle il ne croyait pas vraiment. Alors, pour me calmer et me consoler, je rentrai chez moi me faire une petite séance de rattrapage. Évidemment, là ce fut une tout autre histoire. À ne pas me reconnaître tellement j'étais vif, intelligent, maîtrisant mon sujet, balançant de mortelles répliques... Mais bizarrement le film commençait par une scène dans laquelle un fou sautait de capo en capo en exécutant des entrechats. J'étais ce fou. J'étais celui qui maniait la provocation humoristique, celui qui en esthète dément avait décidé de créer un instant de légèreté avant le lancement des offensives. Dans leur bagnole, mes futures victimes étaient tellement stupéfaites qu'elles n'en contrôlaient plus l'ouverture de leurs orifices. Ça bavait, ça pleurait et surtout ça pissait dans tous les sens. Comme j'étais trop énervé pour me contenter de ce genre de victoire, je continuai sur ma lancée en sortant de la poche arrière de mon jean un lance-flamme long de deux mètres. Avec leurs yeux exorbités dignes d'un dessin animé, ceux qui avaient osé me railler tentèrent de me faire comprendre qu'ils étaient sur le point de mourir de peur. Pour ma part, je leur fis comprendre, en usant pour cela d'une extraordinaire virtuosité verbale, qu'il était trop tard pour des excuses. Alors ça cria, s'excusa, supplia... Mais, inflexible, je décidai que ça devait brûler et donc ça brûla ! Après m'être baladé dans le quartier histoire de me dégourdir les idées, après m'être rincé la dalle et avoir convaincu les riverains que cet incendie n'en était pas vraiment un, je décidai dans un accès de bonté de souffler un grand coup sur les dernières flammes agonisantes. Je dû malheureusement constater que le barbecue avait un peu trop bien pris. En effet, certaines têtes n'étaient désormais pas plus grosses que des balles de tennis ! Je fis la remarque à des gamins à vélo qui aussitôt se précipitèrent chez eux afin d'y dénicher de vieilles raquettes. Le temps qu'ils reviennent, j'avais disparu de ce rêve éveillé pour m'en aller gagner, malgré moi, d'autres visions moins contrôlées : celles du sommeil.

 

                                                   © Arnaud Guéguen