"Le mécanisme sensible" (extrait du chapitre 3)

     Une nouvelle fois, je venais de lire un roman d'une seule traite... Sans prendre le temps de méditer là-dessus, j'en ai entamé un deuxième d'un style très différent... Rien de tel que de passer du coq à l'âne... pour se rendre compte que tous ces génies ne sont finalement pas si différents les uns des autres... Sinon, comment se pourrait-il que moi, petit être limité, simple, simplet et simpliste, je puisse aussi bien m'identifier à Proust qu'à Bukowski ou à Kerouac autant qu'à Henry Miller ? Ce qui unit ces types n'est pas seulement la place que je leur accorde côte à côte dans mon cerveau... mais aussi et surtout leur volonté et leur capacité à dire « je » (que ce soit en étant fidèle ou non aux faits, là n'est pas la question !)... Car « je » n'a que faire des mesquins et des rabat-joie, Car « je » est maître de ses univers... pour lui, le monde n'est qu'une vaste malle remplie de jouets qu'en imagination il manipule à sa guise... Qu'il décide d'être un loser ou un héros, de jouer son propre rôle, d'endosser les costumes que la vie lui refuse obstinément ou de mélanger subtilement les genres, son choix ne peut qu'être le bon, puisqu'il émane de « je », autrement dit d'un dieu (incontestable celui-là)... Ouais, je suis à la fois impie et polythéiste, Je fréquente toutes sortes de chapelles, J'alterne les expériences sans jamais en renier aucune et sans rien trouver de contradictoire là-dedans... Un jour, je suis le petit Marcel jouant avec Gilberte sur les Champs-Élysées, l'instant d'après, me voilà dans la peau du « vieux dégueulasse » tapant sur sa vieille bécane dans une piaule minable, ou dans celle du « clochard céleste », planqué dans un train de marchandises en partance pour Los Angeles... Rien de plus simple que de retrouver le Saint-Pétersbourg du 19ème au moyen d'un Dostoïevski ou de me baguenauder dans un Japon à visage humain avec Sôséki Natsume pour guide... Ces hommes étaient tous atteints d'égotisme aigu... pour le plaisir de chaque être sensible... à commencer par le mien... De tels inadaptés contraints à exhaler sous forme de récits plus ou moins crédibles leurs douces mélancolies, leurs rongeantes douleurs, leurs trop-pleins d'envies, peuvent-ils pour autant être considérés comme essentiels à l'humanité ? Sûrement pas ! Seuls les paumés (avoués ou non) tirent bénéfice de leurs enseignements et savent y lire un message direct et personnel... message à travers les siècles et les continents, les modes et les techniques, les lois morales et les coutumes, d'une âme à l'autre... de la part de celui que j'aurais pu être ou qui aurait pu être moi, envers l'erreur indiscutable que je suis...

 

     Comme eux, je me suis demandé ce que je pouvais bien faire de mes émotions... Face à des splendeurs que, faute de pouvoir happer, gober, digérer, j'ai fini par trouver irritantes, j'en suis arrivé à la même solution, lamentable, pathétique et salvatrice : écrire pour situer la place qui est mienne parmi les choses et les êtres... écrire pour se débarrasser des événements et des idées, des hontes, des doutes et du reste... comme on préfère se débarrasser de son plus redoutable ennemi en l'affrontant sur le terrain, plutôt qu'en d'horribles batailles mentales, nocturnes, disproportionnées et vouées à l'échec... ou de la peur de la mort en hantant les morgues et les cimetières (c'est probablement un mauvais exemple, mais l'idée est séduisante... à tester...) comme encore on se débarrasse d'un amour idéalisé en fréquentant sans répit celle à qui on a rêvé pendant des années... En somme, écrire et raisonner à froid pour atteindre la sagesse par le biais d'un détachement digne du créateur de toute chose... sauf pour les quelques passages (facilement reconnaissables) exécutés par la tremblante main d'un simple mortel en pleine implosion sensitive...

 

     Donc, disais-je avant de sérieusement digresser, je venais sans transition, de passer d'un siècle et d'un continent à un autre, quand ma tempe gauche se mit à palpiter... À ce signal, je m'empressai de terminer la page en cours afin de refaire surface. J'essayai de respirer par le ventre, de laisser aller ma pensée à des images refoulées... sans réflexion, sans effort, laissant la machine s'auto-nettoyer, vidanger les matières impures et douloureuses... Le tempo se maintint, mais le mal augmenta d'une bonne octave. En désespoir de cause, je me résolus à prendre l'air... Cinq jours sans sortir, c'était décidément ma limite avant saturation...

     Ciel gris, air frais, la tête encore endolorie, sortant du sac ; une fois de plus, le retour à la vie présente prenait les allures d'une renaissance... sortie du frigidaire, de la morgue, du ruisseau, d'une matrice artificielle ou autre sanctuaire lénifiant et confortable (pour qui parvient à se convaincre que le reste n'est fait que de déceptions, traîtrises et croche-pieds)... En transition entre deux univers, je marchais comme dans un rêve pur, c'est-à-dire dans un espace où le corps n'a pas son mot à dire et où seules comptent les idées et les impressions métaphysiques... un monde séraphique, sourd aux triviales convoitises, aux concupiscences, aux égoïsmes, aux désirs de pouvoir et d'écrasement...

 

     Sans me faire perdre pour autant de ma quiétude, la pluie me ramena progressivement à la réalité. Les klaxons de l'avenue principale, les sourires sous cape, les réflexions idiotes, les idées stéréotypées, les phrases toutes faites, l'esprit du temps, je restai pourtant imperturbable, imperméable à toutes ces choses qui en d'autres circonstances eussent pu m'agacer. Finissant par me sentir dans la peau de l'ange omniscient tombé des nues, je m'esclaffai franchement, les dents bien en évidence, puis commençai à vaticiner à tout-va, sans m'énerver et sans vraiment me soucier (en cela l'événement était aussi rare que miraculeux) des réactions conditionnées de tous ces morts-vivants que je croisais : « Je suis un lapin-séraphin... prince des prés auréolé d'un pouvoir unique... Je lis dans les âmes, je comprends tout et frémis de bonheur à la moindre variation physiologique, psychologique, pathologique et même climatique... Chaque bouffée d'air est un délice et mes membres se meuvent dans le coton de l'éphémère perfection ! Allez, bande de tarés, regardez-moi, puis détallez ! Jouissez des riens, jouissez des idées géniales, des non-sens, riez de votre apathie, je vous jure qu'il y a de quoi... Des balles de flipper, voilà c'que vous êtes, lancés dans la vie par la main du destin, ne maîtrisant que dalle. Tout ce qui vous arrive est inévitable, y compris vos soi-disant choix, vos émotions... de l'arithmétique matinée de biologie et de génétique... le tout saupoudré d'un peu de zeitgeist, de télévision, magazines, livres, conversations, échanges sensuels, intellectuels, réflexes conditionnés, manipulations bonnes et mauvaises... identifications inéluctables, rejets évidents, réactions prévisibles, vies quantifiables, analysables, animales et fatales... fatales à l'image que l'homme s'est jusqu'ici faite de lui-même... Et moi dans tout ça ? Quel qualificatif pourrait-on m'appliquer ? Hérétique ? Inacceptable ? À éliminer ? Non ? Clown idiot ? Pourquoi pas !... » Et ainsi de suite, jusqu'à ce que, renonçant à ma consolante subjectivité, je me prenne soudain à songer que j'étais loin d'être le seul à me prendre pour un être unique crachant joyeusement sur le pitoyable reste du monde et que, de ce fait, je n'étais qu'un contempteur parmi des millions d'autres. À l'inverse, j'avais moi aussi été, et continuais à être (de façon de plus en plus insidieuse), l'objet d'injustes et simplistes jugements. Ce jeu auquel je participais n'était donc finalement qu'une guerre sans fin entre ego instables... Afin de relativiser ma haine d'autrui, je tentai cependant de mentaliser deux ou trois âmes méritant qu'on les sortît de ce sac empli d'un salmigondis de chairs mécanisées. À ces âmes, j'aurais voulu épargner et la chosification et ma vision que je ne continuais pas moins à considérer comme une vérité apodictique.

(...)

     Fatigué de penser à tout cela, fatigué de penser tout court, j'entrai dans un cinéma. Ils passaient un film impressionniste, film allemand tourné dans un Berlin enneigé. Si de façon un peu arbitraire je qualifie ce film d'impressionniste, c'est parce qu'avec le recul, je n'en ai gardé que de vagues et cependant émouvantes sensations. Le reste, c'est à dire la nécessairement accessoire histoire, les dialogues, les idées, voire les thèses ont été bien incapables de s'imprimer en moi. Au contraire, l'essence réelle de toute forme d'art, par delà les limites de la raison, du qualifiable, du quantifiable et du reproductible, sera parvenue à me toucher durablement et à enrichir ainsi la palette de mes émotions tout en précisant le tableau de mon idéal sensible. Je revois la salle quasiment vide. Je revois la pénombre et l'écran qui sans un avertissement passa de néant à vie, à blanc, trop blanc pour nos regards impurs. Je me confondis aussitôt avec le climat, les rues, les routes, leur calme résignation, leur mélancolie cachée... Sortant de moi-même et de mes impressions, je trouvai étonnante cette identification à des terres tellement éloignées de mes mythiques territoires. L'Irlande et sa lande solitaire, j'eusse compris. L'Italie aussi... Mais qu'est-ce qui pouvait bien m'attacher à Berlin, à part la musique que la ville avait pu inspirer à un Lou Reed ou un Bowie ? Après tout, les sentiments étaient-ils peut-être partout les mêmes ? Et si, mine de rien je venais de me laisser pénétrer par l'esprit universel ? Seuls l'abandon, la solitude et la vision du néant, seuls ces tristes et fabuleux, seuls ces états de nudité et de vérité donnent accès à, seuls les êtres pénétrés de ces états d'âme ont accès à... La beauté. Appelez-la aussi paradis, idéal, grandeur, lumière, chambre noire, illusion, but, acmé. L'entrevoir, l'apercevoir, la deviner, c'est bien le mieux qui puisse nous arriver. Car, seul le chemin nous foulerons. La grandeur résidera dans la quête. J'en serai conscient et n'en demeurerai pas moins satisfait... Je me souviens m'être dit cela... et autres choses tout aussi importantes... Je me souviens et rappelle à moi ce jour mort où un père et son enfant aussi ressemblants qu'inconnus ont joué pour moi le jeu de la vie. Ont traversé leur blanc pays, découvert l'évidence, puis m'ont autorisé à prendre place dans le coffre, au froid, serré parmi les présents à offrir à une mère trop consciencieuse ou trop stoïcienne pour oser trouver du bon à l'existence. J'ai senti qu'un simple concours de circonstances eût pu chambouler la distribution. Dans le rôle du père ou celui du gamin, Moi, devenu un Lui soulagé de ne pas être un autre, Moi devenu un Lui voyant le monde divisé en deux avec de l'autre côté un Autrui tellement soudé et tellement uniforme dans son hostilité... Des impressions, rien que des impressions conscientes de leur manque de rigueur et cependant gonflées de dignité...

 

                                                © Arnaud Guéguen