LFH

© Nicolas Guéguen
© Nicolas Guéguen

     Il me fallait changer d’air au plus vite. Ça tombait bien, j’avais du temps devant moi avant mon premier cours. Renseignements pris, j’ai donc emprunté le souterrain partant du sous-sol du manoir et menant à la bibliothèque de l’école. Durant le trajet, me laissant aller à quelques rêveries conscientes de leur caractère illusoire, je me mis à anticiper mes livresques plaisirs. Pour ce faire, je jouai à convoquer de mythiques images... Images lumineuses d’une cave obscure abritant en ses livres la Grèce antique, l’illimitée, l’insondable, mais aussi l’idée d’une certaine Europe vue à travers des barreaux chinois… Littérature anglaise ou japonaise pour continuer, divers courants artistiques, beautés idéalisées d’un moyen âge invivable, monuments restés à l’état de plans, puis, sans logique apparente, mammifères et protozoaires, autrement dit frangins d’un autre temps, humanité au pluriel, planètes, nébuleuses, espaces interstellaires, astres occlus, galaxies, supercordes, naines jaunes… sans omettre les références aux unités supérieures, celles que l’on ne fait que deviner et que par faiblesse nous qualifions d’infinies... Tout cela à portée d’esprit ! Les rêves des hommes ou ceux des machines, des éléphants et autres êtres indéfinis composés de fer, de gaz et d’un hydrogène facilitant la transmission de données nerveuses, sensibles et intellectuelles... Tout, j’ai dit ! Y compris le théâtre incompris ! L’esprit d’une salle close et immense, éclairée par une bougie tenue par une innocente actrice nue faisant mine de se masturber... Caverne originelle accueillant questions immémoriales et touchantes réponses (malgré leur caractère éculé)... Tout, de la psychologie à la mantique, médecine d’hier et de demain… La bourse ! Sport ; en salle, en chambre, de plein air, d’outre-tombe, aquatique, souterrain… Biographies de chanteurs névrotiques à temps partiel ou complet (Devin Townsend, Trent Reznor, Roger Waters, Nick Cave, Billy Corgan, Mike Patton, Nick Drake, Axl Rose, John Cale, Thom York, Cedric Bixler-Zavala, Jim, Lou, Iggy, Ziggy, Ozzy...) Exégèses fertiles en excès voire en énigmatiques fautes de frappe. Littérature d’avant et d’après Proust. Au milieu, Thomas Mann, du haut de sa montagne, épiloguant avec classe sur des questions insolubles. Histoires philologiques, présents dépassés, voix anecdotiques ou prophétiques. Et puis l’amour, à travers les âges et les civilisations. Fantasmes, idéalisations, illustres illusions, danses courtoises, intrigues légendaires, oedipiennes, dramatiques, pathétiques, sibyllines, faux-semblants, gigantesques gâchis, meurtres passionnels, partouzes avec ou sans sentiments, mélanges des genres, platonismes éternels, regrettables passages à l’acte, erreurs d’aiguillage, manipulations, incestes légaux, problèmes synchroniques, passions délétères vouant les uns au suicide, les autres à une mort lente et douze fois plus douloureuse, romans, nouvelles, témoignages subjectifs de ratages formidables et de réussites regrettables, description d’un être en extase devant un mannequin en plastique ou une photo floue, commun des mortels rêvant leur vie ou la redessinant à leur guise… Tout ce que vous vous autoriserez à imaginer, là, dans un coin poussiéreux auquel vous aurez la bonne idée de ne jeter qu’un rapide et méfiant coup d’œil....

 

Je commençai par ne rien y voir. Il faut dire qu’une fois arrivé à destination (que de marches !), j’eus un sacré coup de mou. Si bien que je dus m’arrêter quelques secondes sur ce qui ne m’apparut pas aussitôt comme un seuil, puis m’accoutumer à la pénombre. Après cela, put enfin s’offrir à moi la vision d’une femme d’un certain âge, fantomatique et gracile, se tenant à deux pas de mézigue. Comprenant ce qui m’arrivait, elle me tendit aussitôt un verre contenant, à ce qu’il me sembla, presque autant de whisky que de coca. J’avalai cul sec.

- Je vois que j’ai affaire à un buveur, fit-elle d’une voix à la Marianne Faithfull.

- Oh non, pas vraiment. Je ne bois que…

- Pour l’ivresse, j’imagine !

- Tout juste.

- Et combien de verres supplémentaires vous faudra-t-il avant d’atteindre l’ivresse ?

- ça commence déjà à tourner… À moins que ce ne soit ce vertige qui m’a pris lorsque j’ai…

- La peinture vient d’être refaite. C’est à se demander ce qu’ils mettent comme saloperies là-dedans…

- Et c’est pour remettre d’aplomb vos visiteurs que vous les accueillez avec de l’alcool ?

- Vous savez, je ne vois pas grand monde ici. D'ailleurs, vous devez être le premier de la journée… à moins que… Est-ce hier ou aujourd’hui que cette jeune fille pressée et fort jolie est venue me demander si je possédais un ouvrage de démonologie ? Curieuse requête, ne trouvez-vous pas ? Je me serais crue dans un roman particulièrement mauvais et d’un genre parfaitement dépassé…

- Et vous n’avez rien de ce goût en rayon ?

- Ne me dites pas que vous cherchez aussi ce genre de came…

- Non, pas du tout, je demandais ça comme ça, sans réfléchir… Je ne suis même pas sûr de savoir ce qu’est exactement la démonologie… C’est en rapport avec le diable ? Comme dans ce film avec… ce type… un acteur, beau gosse qui…

- Ne me posez pas ce genre de questions, je n’ai pas mis les pieds dans un cinéma depuis au moins dix ans.

- Vous n’avez donc pas dû manquer plus vingt films dignes de ce nom.

- Tant que ça ?

-  Non, j’exagère. Disons quinze…

-  Vous êtes nouveau ?

- Oui. Prof de musique.

- Et vous aimez la musique ?

- Quelle question !

- Alors vous ne ferez pas long feu ici. Car dans leur logique la musique, de la même façon que la littérature, représente uniquement un moyen politico-économique... L’un de mes très bons amis appelle cela l’oubli extatique de la réalité...

- Je sais, mais je ne suis pas fataliste. Pas non plus tout à fait déterministe, mais plutôt défenseur de la théorie de la nécessité... ce qui évidemment n’exclut pas le recours à l’action... bien au contraire.

- Je vous trouve bien mignon, mais vous ne ferez pas de miracle, du moins tout seul...

- Bon, on verra… Je peux jeter un œil aux bouquins ?

- Ils sont là pour ça.

 

Ils étaient des centaines de milliers, classés par année, sur d’immenses rayonnages métalliques. Un agréable vertige me saisit en voyant ces merveilles. Je me retournai afin de féliciter l’ingénieuse maîtresse des lieux pour sa fantastique collection, mais elle avait disparu. Alors, je me l’imaginai jouant à cache-cache avec d’autres fantômes de son espèce, se perdant dans d’insensés raisonnements et de sulfureux comportements... Mais, dans le fond, peu m’importaient ses mœurs, je n’attendais d’elle qu’une seule chose : qu’elle me renseignât, le cas échéant, sur le contenu de ses vieilles étagères. En l’espèce, il me fallait d’abord me livrer à une petite mise en jambe, une rapide promenade afin de me faire une idée d’ensemble de l’obscur et solitaire endroit. C’est ainsi que je vis plus que du prometteur, plus que du fascinant, plus que du bandant, plus que ce dont saurait jouir un être sensible en une vie entière... Voyez ces incunables, rescapés des cataclysmiques mutations que connut la planète depuis la Renaissance. Et parmi ceux-ci, de l’inédit à n’en plus finir : auteurs non répertoriés, oubliés, bannis, cadavres assassinés, ensevelis, puis retrouvés, restaurés, bichonnés, ranimés… …Étonnant ! Surtout en cette époque, en ce pays, et plus encore en ce lieu. Comme si aucun des responsables de cette foutue école ne s’était jamais intéressé à la question...À moins qu’ils n’y vissent pas le moindre danger ? Dans le lot, nombre de récits de voyage signés de la main de capitaines de vaisseaux ou de quidams aux noms scandinaves, français, bretons, russes, ou même japonais… Mort et poussière, mariage de l’inanité et de la vanité, sources de tristesse et de beauté pour les générations à venir... À la tête d’une troupe dispersée aux allures mélancoliques, l’homme de foi en tenue de défaite (celui qui déjà à l’école maternelle s’émouvait d’un rien). Je suis cet homme, et à la trace, s’il vous plaît, reniflant ses états d’âme à la pâleur inacceptable. Donc, rien d’étonnant à ce que je ressentisse son trouble lorsque, de la pénombre, ce dernier sortit la terrible subjectivité faite manuscrit. De a à z, exécuté à la main. De la reliure à l’écriture plumesque. Brillance sous la crasse ; splendeur planquée pour mieux détourner l’attention des rats frivoles qui, par hasard, eussent pu s’aventurer en ce sanctuaire de la lettre et y dénicher cette curiosité d’un autre temps. Pourtant, il eût fallu, d’une simple caresse de la main, autrement dit d’une intention purement gratuite, altruisme de curiosité, bonté de fond, pitié naturelle, il eût fallu se laisser aller à un bête instinct pour s’offrir le luxe de cette rare vision. Tout du coup de foudre ! Choc sensuel cachant en son essence l’intuition d’un contenu hors du commun, hors de portée, voire hors de prix… Passer à côté est aisé. Il suffit de ne donner crédit qu’aux pistes fléchées, idées et sentiments banals. J’imagine les milliers de malheureux ayant dédaigné ce bonheur trop mal fagoté, trop peu éloquent, physiquement pas assez proche de l’image stéréotypée attendue. Je les imagine pour les plaindre hypocritement tout en me félicitant d’être moi ! Le titre de l’attirant volume : La fiction humaine ou histoire de l’amour, de la liberté, des religions, de l’âme et autres créations humaines

© A. Guéguen