Interlignes (extrait de "Randonnées Urbaines")

© Nicolas Guéguen
© Nicolas Guéguen

 

    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Enfin, je peux conter, vanter, crier les gares, les souterrains, nuits, néons, musiques... Sans risque, je peux (et dois) affirmer la puissance hallucinatoire d'un éternel train. Pour cela, je ne préférerai pas une évocation à une autre, ne commencerai ni par ci ou ça, enverrai juste l'envers prendre, soudain, la place de la gare, mais aussi celle des corps, décors, odeurs, esprits incarnés...

 

     Ainsi, du fond de wagon, collé au strapontin plus haut que chaire, je me lance. Oubliés les oublis coupables d'un satellite rentré, du coup, dans l'ordre orbital d'une planète dénuée d'imagination, Oubliés les anesthésiants sucrés pour tontons sages comme coincoins moutonneux et bêtes comme singes dans les choux. Hop ! Vidées les fausses idées. Bonjour, poilant mystère ! À fond la rame, c'est encore mieux : Ensorcelants mouvements faisant office de balance sensuelle.

 

     À la parade, la tête du corps entrecoupe, laisse venir, entrevoit de folles récompenses sur le point de s'ébaucher. Le cadeau, elle se l'offre (sur qui d'autre pourrait-elle compter ?) Quel bon goût ! Quelle justesse de jugement ! Geste parfait dans sa primesautière naïveté !

 

     Bien ! Mais sinon, concrètement, de quoi s'agit-il ? Disons que ça file et défile ; station en station, immeubles aux grises hauteurs et aux lueurs spectrales... sans oublier les litanies que le passager se formule in petto. Sauf que Pas si in petto que ça, surtout lorsque les oniriques développements sautent du livre aux lèvres du lecteur ébahi (mais trop absorbé pour s'en rendre compte) par son ivresse pseudo-sémantique. Réaliserait à peine l'effronterie avec laquelle il mate les esprits en puissance, corps en présence, âmes susceptibles de se vexer au moindre plissement facial. En l'espèce, il est question d'une apparence de délire lexical. Main dans la poche, l'autre serrant le lyrique viatique, le passager passe la vitesse supérieure, répond à son compagnon de toujours par des hochements, murmures, reformulations, sourires, grimaces insensées... L'homme ne se contente pas de lire le livre. Constamment, il touille les mondes, inclut du contexte dans le texte : visages limitrophes, odeurs, immobilités des chairs, gestuelles machinales ou forcées, vitesse du décor, tics de la caméra, impressionnantes prises de vue (surtout lorsque le métro se fait aérien), attrait de l'objet, des clairs artificiels et des obscures natures, accroches digressives d'une couleur, d'un quartier à découvert, publicités mensongères lui rappelant ses plus mirifiques mensonges, mélanges biographiques, surimpressions historiques, syncrétismes fabuleux et confusion... Confusions dignes d'une naissance métempsychotique, car l'instant conduit à des altitudes où les chants séraphiques se font entendre sans terrestres entraves. Il s'agit de la transition entre l'adieu et le bonjour. Conscience se tâte, puis plonge dans l'amnésie. Résultat : rien qu'un Rien magnifique comme un ensemble vocalement céleste. Mais, puisque fugace est la plénitude, la crasse ne tarde pas à se mélanger à la grandiose neutralité.

 

     Ç'aura été mieux que formidable ! Court, mais suffisant pour infuser l'énergie nécessaire à l'écriture d'une musique neuve ou à la composition d'un livre vrai. Ce qui revient à penser qu'une œuvre perçue dans la précipitation et le flou fournit quantité de pistes inédites et souvent à mille lieues de son intention première. N'est-ce pas ainsi que de formidables dilettantes, auditeurs rêveurs, inattentifs lecteurs, se firent pitoyables imitateurs, lamentables exégètes et dans le même temps inclassables créateurs ? Aucune école n'enseigne cet acharné laisser-aller donnant accès aux territoires vierges et iconoclastes de l'art. L'académisme ne crée que d'infatués clones incapables de saisir l'authentique principe de création. Parodies involontaires à tous les étages. Science du pastiche, du décorticage étymologique, de l'analyse profondément superficielle... C'est en pensant à cette saloperie institutionnelle, superficielle et bidon, que je redonne un coup de fouet à ma vision ! Me lève, m'accroche au métal vertical, attaque un nouveau chapitre... Au même instant, entrent dans la danse de nouvelles tronches que je me contente d'imaginer. Je nage en d'autres eaux, agrippe du vague imprégné d'un soupçon de réalité. Ainsi, chacun prend part au film. Femmes ignorées adoptent des attitudes livresques, pittoresques, parfaites du point de vue de l'exalté metteur en scène. L'une d'entre elles a l'air tout droit sortie de moi. Ses contours ne doutent pas de grand-chose, craignent à peine la peine des lendemains en forme de retour de bâton. Elle mange une salade tout en tirant la langue à des quidams indignes de figurer dans le tableau. J'ai la certitude que cette beauté relative déteste les autres à peine plus qu'elle-même. Pour tenir le coup, elle se walkman la cervelle en y mettant ce qu'il faut de volume, riffs, guitares, énergie, beauté, laideur, dissonances, chromatismes, solos, virtuosité, tensions, mega-mélancolies muées en de poignantes modulations nasillardes. Pour elle, le monde n'est qu'un ailleurs indigne et la seule réalité acceptable se cache dans les asiles ouverts aux danses dégénérées des enfants assassinés par le conformisme. Elle se verrait bien finir au pavillon des chérubins guedins, entre le mur et la seringue. En attendant, elle tente de trouver du bon à sa solitude. Me regarde avec mépris. Mais peut-être que je me goure total. À la fois ici et ailleurs, je passe à côté des intentions de l'auteur, mais aussi à côté de la plaque sur laquelle je me trouve...

 

     Allez, oublions cette fille-fiction et buvons la gorgée de mots, celle de trop, celle que refusent les gens sérieux aux regards lointains et pénétrants. Allons nous balader au-delà de ce texte évoquant, je crois, les rêves d'une existence. L'immense détachement et l'agréable folie dont je fais preuve me conduisent en effet à peu près partout sauf aux lieux attendus. La faute en revient à un excès d'imagination. Malgré tous mes efforts empathiques, irrémédiablement je me mets à dévier, briser les trajectoires, fléchages d'un parcours singulier, attirant et néanmoins trop lent à mon goût. Ce que j'exige, ce qui me rend gentiment dingue, c'est le mariage des esprits, fusions des parcours. Lorsque l'auteur tente, par exemple, de relater ses expériences humaines ou spirituelles, je ne me contente pas de saisir l'esprit de la phrase. Il me faut bien plus que ce que les rationnelles et professorales voix semblent tirer de la lecture. Les règles, je les édicte moi-même. C'est d'autant plus vrai depuis que j'ai lu ces cahiers d'étudiants où ne figuraient que d'outrancières simplifications destinées à rendre ces derniers aptes aux conversations impersonnelles. De loin, je préfère étudier mes propres réactions. De très loin, à travers les opaques travers, voiles sonores, airs viciés, visions dérangeantes (surtout lorsqu'il est question d'êtres humains et que l'on se trouve être un brin ours !) Lever les yeux ! Retourner à sa page tout en zieutant en soi ! Il est question de cocaïne ? Connais pas ! Héroïne ? Pas mieux ! Pourtant, je n'ai aucun mal à faire le voyage. Et n'allez pas croire que je m'y prends connement, en jouant sur les faciles représentations, celles qui ne retiennent rien d'autre que le cliché. La télé commerciale excelle en la matière. Idem pour le gerbant cinéma destiné à tous les publics (par cela entendez : Aux idiots et aux attardés de toutes sortes). Rassurez-vous, j'ai depuis pas mal de baux explosé ma télé à coups de boule. Hollywood quant à lui a cessé d'avoir prise sur moi le jour où des blaireaux ont tenté de faire passer Jim Morrison pour un animateur de kermesse un peu trop zélé. Par ailleurs, je sais la complexité de l'Histoire et l'incompressibilité de l'être. Pour toutes ces raisons, mes voyages contiennent l'ineffable ambivalence, l'indicible confusion. Ainsi, je resterai incapable de sortir du vague, donnerai juste l'envie de, évoquerai l'existence de l'alternatif territoire.

 

     Quand l'auteur cherche à m'accrocher, je fais mine de sauter sur l'hameçon. Le subterfuge consiste à laisser croire que l'on est proie et non ce démiurge un peu tricheur sur les bords. La conclusion de tout ceci est : rejoignons vélos, métros, trains, avions et autres véhicules de l'impression et du jugement personnel. Voilà, comme à la foire, vaguement paumé, lâchant les nuisibles d'habitudes, me sentant mourir et naître à la fois, y trouvant plus qu'un charme, plus que ce que l'on puisse en dire, bien au-delà des politesses échangées autour d'une table endimanchée pour les amis du week-end si « conviviaux et sympas ! » C'est dinguerie dans ma tête ! Ce le sera dans la vôtre. Pas de raison, si ce n'est celle de ma supériorité en matière d'abandon ! Si seulement vous saviez comme ça bourdonne agréablement là-dedans ! Et à toutes heures, please ! Peut-être pour ça qu'on me regarde drôlement ? Ça ou ma gueule baroque sortie d'un invendable tableau ! Difficile au parano de trancher ! C'est pourquoi j'envisage une théorie, puis l'autre, Vais au bout de chacune, y trouve de la matière pour mes transports présents et à venir. Curieusement, le choix du pire gagne souvent ma préférence. Plus original, torturant... à ma mesure, quoi ! Plutôt que de chercher à se guérir d'un tel défaut de jugement, on en vient au contraire à se vouloir aveuglément critique, tendance contempteur enragé et sans subtilité. Heureusement, l'état second dans lequel je me trouve me calme comme somnifère. Et je repars par là-bas, entre livre et réalité, ne sachant pas quelle rive est la plus vraie, la plus authentique, celle à laquelle je confierais chair et esprit pour une opération de maintenance. En un sens, la vision des corps exsudant, entre autres choses, des vapeurs de lassitude, de lubricité, de suspicion et de sucre, est en soi l'essence de bien des livres en puissance. Tels livres naviguent sans ambition, sans buts et surtout sans ces stupides prétentions mort-nées. À peine écrits, à peine lus, ils tendent à métamorphoser l'atmosphère. Avant cela, ces livres potentiels se seront baladés de rame en rame, d'étage en étage, ils auront erré d'un escalator à l'autre, auront offert de superbes promesses à hauteur de tours cachés dans les sacs opaques de l'imagination. Ils auront, en outre, marché, rampé et volé de-ci de-là des images, des sons, des émotions inexploitables, d'imprévisibles regards, des couleurs, mélanges, suites indomptables, logiques forcément suspectes, choses à soi pour l'essentiel, vues d'intérieur, propriétés privées, également, mais tellement subjectivées, tellement déformées ou, pour parler honnêtement, tellement incomprises que le larcin aura revêtu la tenue de l'innée création. D'une façon analogue, le livre marqué par l'expérience de l'encre aura, lui aussi (après avoir vécu les festins et les famines de la route aveugle) déroulé mille tapis labyrinthiques, proposant ainsi quantité de mélanges rythmiques et de compositions harmoniques à l'éphémère étrangeté. Les lecteurs dans mon genre, distraits, impressionnables et imaginatifs, auront senti, au-delà de l'intention de l'auteur, les errements parfaitement incontrôlés de ce dernier, ainsi que ses propres égarements. Finalement, nous aurons détourné, menacé, maltraité, avalé, dévoré, broyé, gobé, bavé, rêvé, halluciné chaque blanc et chaque noir du texte, chaque point, le moindre saut de page, les numéros et les titres des chapitres, tessiture de la couverture, Nous aurons fusionné la forme et le fond pour en faire un songe synthétique, matière à désincarnation et à divagations. Conséquemment, le survol des sols chewing-gumés aura coulé de source, A hauteur de mouches, de toiles invisibles et de crasses à retardement, j'aurai joui d'un point de vue divin. N'allez pas croire que telle position est d'un agréable confort. Ça relèverait plutôt d'un embarrassant et déroutant chaos... au début surtout, lorsque l'on en est encore à se demander s'il sera possible de redescendre. Mais avouons que passée cette courte phase, le champ des perceptions vaut bien la somme des illuminations d'une existence réussie ! Tout ça par le biais d'un livre simplement inspirant ! Preuve que l'on peut se faire, pour le prix d'une relative folie ou d'un oubli savant, plus voyageur que le Transporté accroché à ses immobiles biens...

                                                    

                                                  © Arnaud Guéguen