©Nicolas Guéguen
©Nicolas Guéguen

                                                Désert

 

Sans transition, vient le désert, autrement dit une suite de fuites poursuivant le marcheur obstiné. Plus je rame, plus je m'y enfonce. Et les souvenirs salés en profitent pour la ramener : Vierges armées, cas d'école, bouches sèches des hivers ardents, bouches collées d'un été tué dans l'œuf, Une fille sans précédent, sans concurrence, fille aujourd'hui résumée en une phrase bâclée. Me reviennent aussi des Japons rêvés, Encore plus éclatants qu'au temps des lectures confortables, plus montagneux, venteux, brumeux, musicalement plus calmants. Et je continue à reculer à  mesure que j'avance des arguments salement datés. Dans le sable, je me mire et me marre de désespoir... Mon visage est à  présent un voyage, un avenir dépassé par les événements. Je sue pourtant à  peine ma douleur et commence tout juste à entrevoir d'autres refuges enterrés à  demeure, Comme ces évasions, ces séparations honteuses et touchantes, Occasions ratées au pluriel, autres déserts, vents d'intérieur, silences réciproques passant pour des dédains, découragements précoces... Puis le désert présent réapparaît, fulgurant, frappant, solaire. Il me nargue, se joue de ma peau hâve, me met au défi de ne pas rougir de ses assauts asséchants.

Le désert est une suite de fuites poursuivant le narrateur solitaire. Lié aux litanies, je persévère avec indulgence tout en remerciant l'existence de ne pas être évidente. Je remercie, mais le fais à  coup  de prières bien moins amènes que les Pater réglementaires des professionnels. Heureusement, y'aura personne pour m'en vouloir d'user de formes aussi légères, aucun nuage pour s'offusquer, pas un fleuve pour m'intenter un procès. Seul avec les éléments, comme toujours, seul avec les formes, les atomes amoraux, frères de mon corps, frères de mes frères, formes émouvantes ne contenant rien d'autre que la vision de celui qui les extrapole. Dieu est une rivière sans mystère faite d’un banal H2O. Mauvais physicien, le poète se voit obligé d'inventer de fantaisistes formules aptes à faire rêver les éternels adolescents, ceux dont l'immaturité géniale exaspère les femmes sans intériorité, majoritaires, pieds sur terre, calculatrices, archétypâles comme page trop photocopiée, dépourvues d'imagination et, de ce fait, ne se référant qu'aux schémas ayant fait la preuve de leur désespérante tristesse.

 

Le désert est propice aux digressions, mais toujours je reviens à des femmes bien plus rares, idéales par nature ou par hallucination. À ces dernières, j’accorde le temps du Père pour ses créations monstrueusement parfaites. Ensuite, autre fuite. Des kilomètres à ramper d'une dune l'autre, tandis que les images s'éparpillent avant de se remettre à la colle. Les inévitables cimetières tiennent lieu de liens inattendus. Ainsi, les coudes douloureux, je les revois, ne faisant qu'un, unissant nos morts d'hier et de demain. Au milieu, sans cinéma ni théâtralité, je joue les piliers tremblants, les bardes incrédules. Je tiens aussi les comptes, découvre les forces en présence, dévoile enfin ma voix, console, sauve les meubles et, d'un simple regard, délivre des sursis aux plus jeunes. Les autres ne tarderont pas à m'éviter malgré la précision de mes résumés et la fermeté de mon incrédulité eschatologique. Bien entendu, même si ma nature m'empêche de m'épancher, je demeure plus triste que toutes ces madeleines réunies. À cause de cela, jamais on ne saura ce que l’on a manqué en me fuyant. Et voilà justement ce qui me donne soif de désert. Goût du dégoût de soi, S'enfoncer tout en espérant secrètement que quelqu'un ou quelqu'une se creuse pour trouver l'envie, voire le besoin, de venir me déterrer. Ça y est ! À force de réfléchir à  plat ventre, au niveau du sibilant vent, j'ai enfin trouvé la cause de ma présence ici-bas. Mais se comprendre fait se sentir débile. S'il ne s'agit que d'une aussi plate explication, autant s'oublier dans la confusion, la perception vague d'un soi joliment insondable. Pareil défi est dans mes cordes ! Pour cela, il suffit de savoir se rouler à  force de faiblesses, se compliquer les noeuds, se voir de loin, se trouver du génie, de la grâce. À nos défauts, on donnera des excuses basées sur la beauté de l'imperfection ainsi que sur les illisibles tables déterministes. Enfin, on s'attribuera un titre de gloire assez ambigu pour ne devoir jamais s'en lasser. Toujours est-il qu’en toute sobriété je continue à me saouler de ma position ensablée. D'un instant à  l'autre, je passe d’une authentique autosatisfaction à un abattement de condamné à mort arpentant, solitaire, l'étroitesse de sa prison. Le mélange donne une solution assez fidèle à l'idée que je me fais de moi-même, idée assez idéalisée et assez complexe pour me permettre de trouver une forme de beauté à mon existence sans queue ni tête. Néanmoins, si l'on m'indiquait la sortie, il me semble qu'entre rester et prendre une tangente risquée, j'hésiterais. Ici me connaît. Ici a en outre l'avantage de me ressembler. Mon expérience me laisse à penser que si je quittais cette terra cognita splendide et désespérante, je ne tarderais pas à le regretter. Voilà peut-être pourquoi j'essaie de jouir de l'horrible monotonie, de la tristesse et de l'impuissance présente, en les percevant avec l'acuité nostalgique d'un passé définitivement défait. Mes souvenirs, certes, me reviennent salement, ma bouche est, il est vrai, sèche et détestable, mais au-delà de ces irritations et au-delà même de toute complaisance, ne serais-je pas tout simplement en train de vivre un formidable voyage au centre de mon identité ? Comme si je n’étais rien d'autre qu’un enchevêtrement de passés décomposés et de larmes à retardement ? Toujours bon à prendre comme définition de soi. Bien mieux qu'une malheureuse chronologie recensant les insignifiants événements d'une vie en stand bye. Et pourtant, sauf cas de conjectures plus ou moins pertinentes, comment notre existence pourrait-elle représenter pour autrui autre chose que ce qu'on lui en donne à voir ? Mais n'oublions pas que nous nous trouvons dans le désert et qu'en un tel lieu seule compte notre subjectivité. De nous-mêmes et des lointains autres, il nous est loisible de faire ce que nous voulons. C'est bien pour cela que je m’autorise à jouer les grands malades des nerfs, les superbes antihéros crachant un désespoir élégiaque, rampant pour la beauté du geste sur les cendres de son passé sublimé. Idem, lorsque me mirant dans le sable, je me rassure et me requinque face à ma face personnagifiée. Ainsi, l'homme pense être humain, Il poétise, se prend pour la vie elle-même, se sent hors le monde tout en se donnant en spectacle… Étranger à lui-même, il parvient pourtant de temps à autre à se frapper avec juste ce qu’il faut de force pour éveiller sa paresseuse lucidité. 

 

                                                  AG


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