Nuit

© Nicolas Guéguen
© Nicolas Guéguen

Toujours le désert, mais de nuit, Me donnant un vertige d’un genre inédit. Prudence devrait être de mise, cependant, puisque le pire me semble passé, je m’autorise à divaguer par le biais d’associations d’images. Ainsi, à la situation présente j’additionne des fictions, de grandes et petites histoires, musiques, films et autres souvenirs. Ça y est, je m’hallucine ! Une habitation éclairée de l’intérieur, mais aussi de l’extérieur, au moyen d’un extraordinaire belvédère ! Elle me fait de l’œil, se montre rassurante, attirante, digne d’un vieux rêve américain, sauvage, mystérieux, libre et confiné… Hypnotisé, je m’approche sans trembler. Pas une maison, finalement, mais une grotte avec porte et fenêtres. Sur le seuil, un impressionnant nain m’interroge.

 

_Vous venez pour le concert ?

_ Y’a un concert ?

_ Non, sauf si ça vous chante…

_ J’ai rêvé cette scène toute ma vie.

_ Impossible !

_ Puis-je entrer ?

_ C’est déjà fait.

 

Effectivement, me voilà dans une sorte de club pénétré d’une atmosphère de conspiration. L’endroit est bondé. Pourtant, à part de rares et coupables murmures, les seuls sons humainement audibles proviennent de l’estrade sur laquelle se tiennent quatre musiciens sans visages. Une ombre derrière chaque instrument : orgue, piano, batterie, cordes vocales. Chacune, indolemment, improvise d’étranges enchantements. L’ombre-orgue, pour commencer (puisque sa présence se révèle capable d’apaiser aussitôt les plus instables esprits). Celle-ci fait précisément ce que j’attends d’elle, sauf que la simple réalité de son langage suffit à me procurer une divine surprise. À ses côtés, l’ombre-vocale chante un lieu singulier qui pourrait bien être celui où nous nous trouvons réunis pour cet instant de mélancolique vérité. Jamais elle ne rougit ni ne se lance dans des gestes déplacés, des danses de trop, vulgaires et embarrassantes. Elle se contente de mettre en avant ce qu’elle a de plus fascinant, de plus unique, de plus superbement monstrueux... Quatre ombres accordées entre elles. Dans le secteur, chacun est branché sur leur source. Même les serveuses en perdent leurs airs blasés. L’une d’elles, la bouche entrouverte, la garde dangereusement baissée, reste hypnotisée par une ambiance qui ne lui rappelle rien mais lui dit tout de même quelque chose... Pour une fois, suivre le mouvement m’est aisé. Alors, je m’associe à la scène. Spectateurs et musiciens, chacun à sa façon apporte sa touche à l’instant. Cependant, après avoir cru être un ingrédient parmi d’autres, je finis par réaliser la subjectivité de ma vision. Ainsi, en tant que tels, les sentiments que je viens de prêter à la serveuse ne peuvent exister qu’en moi. Idem pour le reste, subjectif d’un bout à l’autre. Mais n’est-ce pas de cette façon que naissent tous les rêves que l’on fait à l’état de veille ? L’ensemble de nos désirs ne se rapporte-il pas à une seule volonté : celle de vivre dans une société où chacun serait capable de nous prodiguer une compassion sur mesure, compassion gémellaire, compassion de parfaite empathie, digne l’hypothétique amour de soi ? La réalité est évidemment tout autre, et ce malgré les épaules, les sourires complices, les regards et les bienveillantes paroles. Il n’existe en effet aucune impression, aucune émotion, ni la joie, ni les intimes rapports que certains entretiennent avec l’art ou la nature, ni la souffrance, qui puisse se partager vraiment. Chacun pour soi, avec le poids de son point de vue, de son histoire, ses névroses, ses représentations, en un mot ses déterminismes. J’imagine que c’est afin de l’oublier qu’il nous arrive, après un spectacle ou un drame, de formuler des banalités autour desquelles nous croyons établir notre appartenance à une fraternité de goût et d’esprit. Bref, voilà pourquoi je dois, au-delà des apparences, cesser de voir l’aspect communion de cette réunion. Ou alors, il me faut bémoliser en soulignant qu’il ne s’agit que de l’une de ces absurdes vues de l’esprit cousines de celles ayant donné naissance aux notions d’humanité, de nations, de races… et plus généralement, toute idée de groupes fusionnels. La seule chose qui en vérité nous unisse est notre condition d’animaux plus ou moins conscients de leur emprisonnement, lamentable condition d’imbéciles désirant éperdument une vie éternelle dont nous ne saurions que faire. Tassés, endormis à l’autre monde, éveillés à une perception souterraine, Nous est une fiction se prenant pour un tout. Dans le lot existent des divisions, des subdivisions et de ces similitudes qui portent les statisticiens et les sociologues à parler de tendances et de catégories. Mais peu importent ces professionnels de la simplification et du superficiel. Pour les contrer, il me suffit d’être moi-même et de me laisser aller à nier à autrui sa propre subjectivité.

 

Voilà donc finalement la scène : en en appelant à une forme de magie indéfinie, les bêtes se parquent dans la salle. L’estrade reste occupée par des ombres. Puisque le manque sublime son objet, seuls les morts savent en effet chanter la vie d’un point de vue nostalgique. L’ombre-piano semble particulièrement désabusée. À défaut de signes physiques, son jeu brisé me le fait comprendre. D’une manière plus générale, je sens bien que ce paradis de nuit n’appartient qu’à moi. Il est l’incarnation de mes représentations mentales. Alors, si vous attendez que j’en fasse un compte rendu journalistique, passez votre chemin. Je ne vous embarquerai pas dans l’œil d’une caméra à visées objectives. Ce genre de tentative ne peut qu’être source de platitudes, d’ennui et de frustrations. Plutôt que de vous parler de, je vais vous emmener sur le terrain d’entente (s’il en existe un…) de nos représentations respectives. Dieu sait ce que cela donnera. Pourvu seulement que vous ne lâchiez pas l’affaire en cours de route pour cause de décalage trop flagrant entre votre et ma vision de la beauté. Mais avant cela, mort à moi et à tous ces bla-bla témoignant de ma répulsion à affronter la vie et son envers ! Courage ! L’eau paraît froide, mais une fois dedans… Alors, retournons dans cette grotte polymorphe que je revois ocre, bleu nuit, poreuse et protectrice !

 

 L’intérieur reste toujours aussi mystérieux et musical. À la demande générale, le temps a cessé d’agiter ses aiguilles. Pour se concentrer ou profiter sans trembler, voilà qui est bien plus commode ! La nuit, à travers les fenêtres, mais aussi à travers la roche, envoie des messages apaisants, rappels de nuits passées et néanmoins toujours agissantes. Elle a aussi l’excellente idée d’expédier discrètement de ces éclairs invisibles dont les Grands Hommes de jadis surent tirer profit. Idiot parmi les idiots, solitaire s’incrustant au banquet des misérables, je persiste à me figurer que l’existence n’est qu’une création ratée (et cependant magnifique) de mon esprit tendu. Et la musique dans tout cela ? Elle se prend pour une source aux vertus diverses. En continu, elle verse des flots d’anticorps, mélanges impersonnels auxquels je redonne la saveur de l’impression intime, le goût unique d’au revoir de soirs d’hiver, de songes éveillés, d’occasions ratées que je sais remettre à leur place, intuitivement, et pourtant sans rien y comprendre. Parfois, lent et tendu, le piano se livre bataille à lui-même. Cela me fait sourire et pleurer à la fois. Pour le coup, le jus d’orange que je tiens à la main s’en trouve légèrement salé ! D’autres fois, l’orgue et le mot se marient. Bien mieux qu’à la messe. Moins éculé. Plus sincère, ressenti, vécu, vivant, touchant ! C’est comme si la grotte était l’image de mon intériorité et que mes propres neurones se donnaient en spectacle! Seul avec moi-même, m’illusionnant dans la contemplation d’un monde qui n’est que le reflet de mon propre reflet. Infini jeu de miroirs. C’est ainsi que vivent nombre d’anachorètes dont je suis, Ainsi que d’impies croyants se nourrissent de leur propre sang…

 

Une main sur mon épaule. Je me retourne et me retrouve bien entendu face à une ombre d’allure magnifique. Je reconnais là mon idéal. En un instant, je lui donne vie en l’emplissant de qualités prédéfinies par d’antiques lustres ayant su me convaincre de leur éclairant bien fondé. Pour être moins obscur, disons que cette personne pourrait bien en être une autre, à mes yeux elle n’en resterait pas moins la même. Le rapport qui nous unit artificiellement ne regarde que nous. Inutile d’en dire davantage, puisque chacun à sa manière aura compris de quoi il s’agit. De la même façon, il m’aura suffi, pour vous montrer ma grotte, de l’évoquer sans chercher à la noyer sous des tonnes de détails dont la seule vertu eût été éthylique (plutôt que didactique). J’ai lu assez de livres, tantôt perdu dans de formidables rêveries idiosyncrasiques,  tantôt rejoignant la vision de l’auteur, pour être conscient de ce phénomène. Donc, pas la peine de. Autant digresser en me disant que ces vains mots en valent bien d’autres, aussi scientifiques ou évocateurs soient-ils. Et qui sait si, pendant que vous les lirez, vous ne vous envolerez pas à d’inédites altitudes ?

 

Néanmoins, je me ravise ! Déjà ! Pas que je veuille décrire ! Plutôt me saouler que de me laisser aller à ce genre de singeries dignes de génies frustrés, dénigrés, abîmés ! Le nouveau plan fait la part belle à un autre style d’acrobaties ! Approchez, rêveurs que vous ne cesserez heureusement jamais d’être ! La flamme se mourra avant l’aurore ! La main qui la symbolise en fera évidemment de même. Sur mon épaule, elle se prend à la fois pour la vôtre et pour celle de votre idéal. L’épaule quant à elle ressemble à l’idée que vous vous faites de votre propre épaule. La suite doit probablement avoir l’allure d’une histoire banale et pourtant essentielle à nos équilibres. C’est à la fois un rêve et une intention clairement définie. Parfait pour moi, parfait pour vous !  

 

 © Arnaud Guéguen