Abattoir blues (1)

Photo : Nicolas Guéguen
Photo : Nicolas Guéguen

 

Cinq heures moins le quart du matin. J’ai mis une cassette de Nick Cave dans l’autoradio et j’ai traversé le village en chantant à tue-tête une chanson joyeusement sordide, puissante et poignante.

 

En entrant dans la zone industrielle, j’ai eu la mauvaise idée de me livrer à un rapide et approximatif calcul. Cinq ans de bagne. Deux cent quatre-vingts jours par an. Huit heures par jour. Soit environ mille quatre cents jours de perdus, ou encore onze mille heures passées à pomper mes illusions, mon moral et mon énergie. Le reste du temps, autant que je pusse m’en souvenir, je l’avais essentiellement consacré à tenter de m’en remettre. De quoi regretter ma période bénie de chômage (au bout de six mois d’oisif bonheur, un agent de l’État avait considéré que j’avais de loin dépassé les bornes et m’avait donc casé de force dans cette ignoble taule).

 

J’ai garé ma caisse près du vieux chêne éclairé par la seule lune. Au loin, une bête a beuglé... « Magnifique tableau ! Quelle noirceur ! Quelle vie ! Quel romantisme ! » ai-je ironisé afin de moquer mes débuts. Car c’était en effet le genre de jugements esthétiques qui m’avaient un temps aidé à tenir le coup. A l’époque, les murs effrités, les sols sanglants, les boyaux et les hurlements des bêtes m’apparaissaient à travers le prisme étrange et fantastique de mon idéalisation… Parfois, je jouais également à me prendre pour le personnage d’un film dont le scénario prévoyait qu’il devrait passer du statut de loser à celui de héros... Ne me voyais-je pas alors magnifique de tristesse ? N’étais-je pas à la fois cette musique poignante, cette figure joliment défaite, mais aussi le créateur d’un décor à ma seule mesure ? En guise de spectateurs, hormis moi-même, je me figurais des alter ego avec ou sans visages, présents ou passés, célèbres ou non, mais toujours capables d’une empathie sur mesure... Après un passage fulgurant dans ce lieu étrange, viendrait le moment de la reconnaissance, puis de la sortie… la fin de la misère, en somme... Cinq ans plus tard, cette période fertile en stupides rêveries m’apparaissait affreusement lointaine. J’avais désormais trente et un ans (plus vraiment un gamin !) et me considérais comme expert en désillusion. Et si la réalité se trouvait donc dépouillée des artifices dont mon regard l’avait autrefois paré, je n’étais pas totalement convaincu d’y avoir gagné au change. La zone industrielle n’était plus rien d’autre que ce qu’elle paraissait être. Idem pour la badgeuse, les vestiaires, les casiers gris, le bassin où il fallait passer pour désinfecter mes bottes… Autrement dit, l’univers dans lequel j’évoluais se réduisait à ce que chacun semblait considérer comme l’unique réalité. Finalement, c’est comme si un accord avait enfin été trouvé avec le monde. Un accord qui, en somme, tenait pour évident le caractère merdique de mon existence. Plus la peine de le nier. Ou alors, de temps à autre, se prendre à rêver, sans y croire... Que faire d’autre une fois déclenché le pilotage automatique ? Car chaque journée était évidemment la même. Pointer, enfiler ma tenue, mon casque, me rendre dans l’immense pièce où m’attendaient des têtes de truies suspendues à des crochets, passer la matinée, seul, à les décrocher une à une avant de les balancer dans une cage en fer haute de deux mètres. Pause, le temps de manger le même jambon beurre dans ma bagnole, puis retour aux affaires. L’après-midi, je le passais à pousser des carcasses accrochées à des rails aériens. Le but : charger des camions qui s’en iraient approvisionner l’ensemble des boucheries du pays. De quoi faire des tonnes de jambons beurre… Parfois, un ou deux collègues m’accompagnaient dans cette tâche a priori largement à la portée d’un grand gaillard de mon espèce. Mais la plupart du temps, je devais tout me taper, ce qui au moins m’accordait l’avantage de la solitude. Une fois mes huit heures tirées, je m’en allais retrouver mon minable studio, le temps de me refaire une santé. Ainsi, je gagnais le droit de recommencer dès le lendemain.  

 

A.Guéguen